CHAPITRE II
DANS LEQUEL EST EXPOSÉ EN DÉTAIL LE VOL DU SIÈCLE
M’est avis, les gars, que si la presse apprend ça il va y avoir de drôles de manchettes à la une. Manchettes à côté desquelles celles de Bollet ou de Delaporte ressembleront à des caresses d’amoureux. Après une histoire pareille, si on était encore en trois, ou quatrième République, le ministre des Beaux-Arts (bien qu’il soit blanc comme neige) serait contraint de démissionner. Cette manie, aussi, de prêter les chefs-d’œuvre les plus inestimables du patrimoine national comme on prête une turbotière à sa voisine de palier ! Tu veux la « Joconde » pour cloquer dans ta salle à manger ? Tiens, camarade, la voilà ! Ça te ferait plaisir la « Vénus de Milo » afin de décorer ton livinge ? Prends, mon pote ! T’as besoin de la « Victoire de Samothrace » pour ta kermesse ? Sers-toi, mec, c’est la moindre des choses. Y a pas de raison qu’elles s’arrêtent là, ces prodigalités. On fourgue déjà notre pognon, on expatrie nos putains, on vide nos musées, bientôt, dès qu’un pays aura besoin d’être compris, on lui prêtera le Général, je prévois ! On croit que j’exagère, mais vous verrez ! Il est clairvoyant, San-A. Notez que j’ai pas l’âme d’un grippe-sou, seulement alors que les autres en fassent autant ! Qu’on mette tout en commun une bonne fois ! Mais les copains sont pas si dingues ! Ils nous prêtent l’Aurige, les Grecs, dites voir ? Et les Amerlocks, ils nous la rendent pour égayer la Foire de Paris, la statue de la Liberté ? Des clous ! Les Japonais qui nous égratignent la « Vénus », vous espérez qu’ils nous enverront le Fuji-Yama à l’occasion du salon de Loto ? Vous pouvez toujours attendre ! Marrons, cocus, plumés nous sommes ! Ils nous piquent nos profs, ils nous piquent notre or, notre tapioca, notre gloire ! Faudra leur filer la tour Eiffel, la rive gauche du Rhin, notre beaujolais ! Il restera plus que les bouquins de San-Antonio parce qu’ils sont intraduisibles ; mais ces vaches-là seront capables d’apprendre l’argomuche pour les lire ! Donc, la « Victoire de Samothrace » j’y reviens, voilà que m’sieur le ministre la propose aux Grecs. Il décide qu’elle a besoin d’aller renifler l’air du pays, la dame sans tronche ! Se faire dorer les plumes au soleil de la mer Egée. Justement, une grande fête doit avoir lieu dans l’île de Samothrace. Y a pas meilleure occasion ! On emballe la « Victoire » dans du coton. Caisse blindée. Scellés posés en grande pompe sous le feu des caméras. Le Zitrone traduit du grec le discours de Son Excellence M. l’Ambassadeur Athirlarigos. Ça marseillaise, ça garderépublicainsabrauclaire, ça frémit. Tout le monde c’estbeaulafrance en chœur ! On aime les Grecs de leur faire cette fleur ! On les chouchoute ! On les embrasse. On se fait empapadréouter par eux ! Et puis, avec des outils perfectionnés, à tubulure vaginostatique surcompensée, on charge the Samothrace’s victory sur un strader. Des motards en gants blancs ouvrent et ferment la marche. Le camion fonce sur Marseille sans escale. Parvenu dans la cité phocéenne, on hisse la « Victoire » à bord d’un cargo tout blanc, tout neuf, tout grec : le Kavulom-Kavulos. Foule nombreuse ! Re-discours, re-Marseillaise (à Marseille c’est normal). La caisse plombée, scellée, tricolorisée, matelassée, cadenassée est descendue dans la cale. On l’arrime (et la rime est riche). Deux matafs se relaient pour monter la garde. La mer est tellement d’huile que les pêcheurs attrapent des boîtes d’Amieux au lieu de rougets. Le voyage s’effectue sans incident. Une seule escale à Athènes. Et puis c’est l’arrivée à Samothrace. Là on sort la caisse des entrailles du navire. On la drive jusqu’au bâtiment construit exprès pour héberger la statue. Des techniciens l’ouvrent. Et que trouvent-ils à l’intérieur ? Un bloc de fonte pesant sensiblement le même poids que la « Victoire ». Stupeur ! Calamité ! Orage ! Haut désespoir ! On se frotte les châsses ! On s’entre-pince pour se prouver qu’on n’entre-rêve pas. A la fin on se rend à l’évidence en colonne par quatre : la « Victoire » a disparu ! Les Services Secrets grecs sont alertés. Ils alertent les services français. Un expert trace à Samothrace et rend son verdict : il ne s’agit plus de l’emballage initial, mais d’une copie d’emballage. Alors on reconstitue le trajet de la fameuse sculpture. Où, quand et comment la substitution d’un bloc de marbre pesant plusieurs centaines de kilos s’est-elle opérée ? Impossible de le déterminer ! Depuis l’empaquetage au Louvre de la « Victoire » on ne l’a plus quittée ! Le commandant du Kavulom-Kavulos est interrogé longuement. Cet officier a tellement le sens de l’honneur qu’il tente de se suicider en avalant un presse-papiers représentant le Parthénon. Pour éviter les fuites on consigne l’équipage du barlu et les techniciens ayant procédé à l’ouverture de la caisse. Le ministre des Beaux-Arts de l’Hôtel de Ville pique une crise et somme le Vieux de faire le nécessaire. Dans les cas graves, on fait toujours appel à San-Antonio, est-il besoin de vous le rappeler ? Si yes, voilà qui est fait ! Comme l’a déclaré Pinuche, l’amer des sagaces, la conférence a été longue et passionnée. Le Tondu a effectivement malmené mes revers au cours de ses exhortations. « Mon cher ami, à notre époque un vol pareil est inadmissible. Nous péririons sous le ridicule si le public l’apprenait ! Il faut, m’entendez-vous ? Il faut retrouver la « Victoire de Samothrace » dans les plus brefs délais et avec le maximum de discrétion, il y va de l’honneur de la France tout entière. » Là j’ai refermé le ban à cause des courants d’air et défroissé tant bien que mal mes revers. Quand le Vieux cause de l’honneur national, on a le fondement qui fait roue libre. Je me suis levé, pâle, le nez pincé, les yeux braqués sur la ligne bleue des Vosges. « Je vais faire l’impossible, patron. »
Vous me connaissez ? Lorsque j’entreprends l’impossible je commence toujours par m’assurer la collaboration de Béru ou, à la rigueur, celle du bêlant. Ayant appris que le premier venait de partir en vacances, je me suis donc rabattu sur le second.
Sherlock et moi procédons à un large tour d’horizon. On se refait mentalement le chemin de la « Victoire ». Ce qu’il est capital de déterminer, c’est à partir de quel endroit elle s’est envolée, la belle enplumée. Il faut déceler quand elle a fait fi des scellés, la déesse ailée 2.
— A ton avis, Conanchose de mes deux Doyle, attaqué-je, toi qui ne te nourris plus que de phosphore surchoix, quand la substitution a-t-elle eu lieu ?
Holmes ferme ses jolis yeux pareils à deux crachats de poitrinaire mal soigné.
— Trois épisodes dans ce véhiculage, marmonne-t-il.
— C’est pas du véhiculage de mouche mais plutôt du véhiculage d’éléphant, souligné-je au passage.
— Primo, fait l’homme en transe, la partie Louvre… On l’emballe… Deuxio… la partie camion… On la transporte à Marseille. Troisio, la partie bateau…
Il réfléchit si fortement que je peux m’en apercevoir sur sa bouille dévastée.
— Tu dis qu’une fois mise en caisse, au Louvre, on ne l’a plus quittée ?
— Elle était surveillée par les gardiens habituels. Pour l’embarquer il eût fallu un matériel considérable et une main-d’œuvre plus considérable encore ! Non, au Louvre le vol n’était pas possible.
Il admet.
— Passons maintenant à la partie camionnage, poursuit le roi de la matière grise. Tu dis Paris-Marseille sans escale. Qu’appelles-tu sans escale, San-A. ? J’imagine mal des motards et des chauffeurs se cognant les huit cent cinquante kilomètres d’une traite ! Il a bien fallu qu’ils se reposent et s’alimentent !
— Tout a été vérifié, Pinuche. Le voyage s’est effectué par relais. Il y a eu un changement des motards à la préfecture d’Auxerre. Ensuite un changement motards et chauffeur à celle de Lyon, et c’est cette dernière équipe qui a terminé le trajet.
— Combien y avait-il de personnes à bord du camion ?
— Deux : un chauffeur et un garde armé… En dix heures ils ont effectué le parcours total grâce aux sirènes des flics ouvrant la route. Le camion s’est rendu directement à quai. Il était cinq heures de l’après-midi. Les personnalités l’attendaient en faisant le pied de grue. La grue en question a cueilli la caisse et l’a descendue dans la cale… Le bateau a appareillé le soir même. Deux jours plus tard il atteignait le Pirée où il faisait escale une nuit.
— Il y a déchargé des marchandises ?
— Oui.
— Ah ! ah ! fait Pinaud en rouvrant un œil.
— Les officiers du bord ont certifié que le fret débarqué se trouvait dans une autre partie de la cale et que, de toute façon, deux marins veillaient sur la caisse.
— Pourquoi cette précaution ?
— Pour donner des garanties aux Beaux-Arts de chez nous. Les Grecs voulaient ainsi prouver qu’un curieux éventuel n’avait pas la possibilité d’approcher la caisse.
— Et le bateau est reparti le lendemain pour Samothrace ?
— Où il est arrivé vingt-quatre heures plus tard environ.
— Et une fois là-bas ?
— Avant toute chose on a déchargé la « Victoire » ou du moins ce qu’on pensait être la « Victoire ». Elle a été de nouveau placée à l’aide d’une grue sur le plateau d’un camion qui la conduisit dans le hall d’exposition aménagé pour la recevoir. On l’a descendue et quatre techniciens ont procédé au décarpillage.
— Il y avait la presse ?
— Un type des actualités grecques, lesquelles s’étaient assuré l’exclusivité du reportage.
— On l’a consigné aussi ?
— Bien sûr ! Mais tu te rends compte que le scandale bouillonne comme de l’eau sur le feu. D’une seconde à l’autre le couvercle de la casserole va sauter !
Sa Pinucherie frottaille sa moustache d’un index jauni par la nicotine.
— Une chose est certaine, décide-t-il.
— Laquelle est-ce, messire Pinaud ?
— C’est à bord du bateau que la substitution a eu lieu.
— Votre avis rejoint le mien, chère momie.
— Car, poursuit l’infatigable du bulbe, c’est à bord du bateau qu’on a eu les moyens de remplacer la bonne caisse par l’autre. Une cale n’est pas un endroit très fréquenté, et puis les gens qui ont fait le coup disposaient de grues, ne l’oublions pas. Tu veux que je te dise, San-A. ?
— Dis-moi-le, doux vieillard !
— Sur le bateau, il y avait déjà le faux emballage au moment où l’on a chargé le vrai.
— Possible…
— Non : probable !
— Soit ! Ensuite ?
— Ensuite on a camouflé le vrai pendant la première partie de la traversée et on l’a déchargé à Athènes.
— Probable, admets-je.
— Non : certain ! Quel était le fret du cargo ?
— Je l’ignore, avoué-je.
Cette fois, le déducteur soulève ses deux paupières dans un effort surhumain et braque sur moi son regard éteint.
— Tu aurais dû t’en inquiéter, reproche-t-il. Enfin, nous allons voir tout cela sur place, maintenant il faut que je me change. Notre avion part bien à midi trente ?
— Tu. as deviné ça aussi ! m’étranglé-je, prêt à accepter de lui désormais tous les prodiges.
— Non, modestise la vieillasse, je l’ai seulement lu sur les billets.